Thanatologie
Thana… quoi ??
Définition : du grec thanatos, dieu de la mort et de logos, la parole
Je refuse le silence de la mort.
Oui, la mort est une violence faite aux vivants. Une blessure terrible. Oui, la mort délie, crée la rupture et le déchirement. Oui, elle est redoutable et haïssable. C’est une ennemie. Non, on ne l’apprivoise jamais.
Mais elle fait partie de la vie.
S’y confronter sainement, c’est accepter sa présence comme inévitable et ne pas fuir dans l’illusion et le déni. Refuser de lui soumettre l’entier de sa vie.
Elle n’aura pas le dernier mot.
Ce mot fait sourire… Thana quoi ? Encore un spécialiste qui coupe les cheveux en quatre ?
Pourtant le thanatologue est le non-spécialiste par excellence. Comme thanatologue, je me définis surtout par ce que je ne suis pas: ni anthropologue, ni psychologue, ni médecin, ni historienne, ni théologienne, ni sociologue, et ne relevant d’aucune spécialisation qui ait trait à la mort.
La thanatologie cherche à redonner à la mort une place, pour éviter qu’elle ne prenne toute la place. À la mettre en mots, à offrir la parole aux endeuillés, à provoquer un récit. À refuser le silence de la mort. La thanatologie tient à restituer à la mort sa dimension humaine et sa place dans la société. Ce faisant, elle parle de la vie sous toutes ses formes. En effet, une société qui relègue la mort au rang de tabou se prépare de difficiles lendemains: à vouloir taire la mort, on risque bien de tuer la vie.
Au bénéfice d’un Master en soins palliatifs et thanatologie obtenu en 2008, je cherche
- à mettre des mots sur la mort, sur ce vertige d’angoisse qu’elle peut susciter,
- à donner la parole aux endeuillés,
- à provoquer un récit,
- à adapter les rites traditionnels pour les ajuster à la sensibilité d’aujourd’hui
Je refuse le silence de la mort.
Je cherche, ce faisant, à parler de la vie sous toutes ses formes.
La mort et moi
La mort m’intéresse. Non pour l’avoir particulièrement rencontrée dans mon enfance, mais peut-être parce qu’elle m’est toujours apparue comme le mystère par excellence au travers des différentes étapes de ma vie.
Je me souviens… je devais avoir quatre ans. C’était jour d’école, mais j’étais encore trop petite pour y aller. La porte de l’église du village était ouverte. Je m’y suis glissée. Il y avait là quelques silhouettes sombres disséminées dans les bancs. L’une, surtout, a aimanté mon regard. Je l’ai reconnue à son odeur forte de forêt, d’humus, et de feu. C’était l’énorme bûcheron de la commune. Il me terrifiait avec ses allures d’ours et sa voix d’ogre. Je me suis approchée timidement de lui le long de la travée centrale. Il était debout, vêtu en dimanche. Sa main gauche pendait inerte le long de son corps. À hauteur de mes yeux. Une main d’ouvrier. Épaisse et recroquevillée. Ongles fendus, noirs, peau rêche et couturée. Un doigt en moins. Sa main droite tenait à hauteur de sa face un chapeau noir où il avait enfoui son visage. Il y faisait des drôles de bruits, des sons hauts perchés, étouffés par le chapeau. On aurait dit des piaulements de chatons. Je n’ai pas compris d’abord.
L’homme pleurait ! Les épaules secouées, il sanglotait dans le secret de son chapeau.
Je n’ai jamais oublié cet instant. Ainsi on pouvait à la fois être redoutable et pleurer comme un tout petit. Ainsi les adultes étaient eux aussi livrés au désespoir et au chagrin parce qu’une vieille maman sénile était morte.
Mais alors, entre l’enfant et l’adulte, quelle différence y avait-il face à la mort ?
Puis, comme beaucoup de parents, la naissance de mon premier enfant m’a confrontée à l’évidence vertigineuse de mon impuissance: je ne pouvais pas la protéger de la mort, ni, pire, lui garantir ma vie alors qu’elle en dépendait.
De surcroît, dès qu’elle a été capable de parler, ma fille n’a cessé de poser questions sur questions au sujet de la mort. À ma surprise, je me suis découverte incapable de lui répondre avec sérénité. Plus que cela, ses interrogations ranimaient ma peur de la mort d’autant plus que je n’avais aucune réponse valable à lui apporter. Je devais bien m’avouer que ses questions, malgré leur formulation enfantine, étaient les miennes.
Dans mon parcours professionnel d’enseignante, j’ai été confrontée à des accidents et des deuils, des morts violentes de parents, d’élèves et d’enseignants. J’ai vu à quel point le même malaise semblait régner partout: le silence était de mise, un silence gêné, embarrassé, une mise à l’écart de l’endeuillé pour éviter les questions gênantes.
J’ai tenté alors, avec l’infirmière scolaire de l’établissement, de chercher comment parler avec les classes atteintes. Après cinq ou six interventions de ce type, me sentant trop peu compétente et éprouvant le besoin d’une légitimité, j’ai poursuivi des études en vue de l’obtention d’un Certificat d’Études sur le Deuil.
Déjà conteuse à cette époque, j’utilisais le conte en classe, mais je ne m’intéressais pas particulièrement aux contes sur la mort. Suite à la demande de formateurs et d’enseignants en soins infirmiers, j’en ai cherché, et me suis dotée d’un répertoire spécifique sur ce thème. Puis j’ai obtenu un brevet fédéral de formatrice d’adultes, qui m’a permis de quitter le monde scolaire pour celui de la formation d’adultes, que ce soit pour des enseignants, des éducateurs ou des soignants.
J’ai ensuite profité de l’existence d’un Master en thanatologie et soins palliatifs pour développer ma réflexion sur la pertinence des contes de la mort en regard du récit de deuil.
Lors de la dernière semaine de formation, j’ai promis à Charles-Henri Rapin, directeur du Master en thanatologie et soins palliatifs, que j’écrirais un jour un livre de contes de la mort. Sa mort brutale, deux jours plus tard, a conféré à cette promesse une importance particulière.