La conteuse

«Le conte met au monde celui qui l’entend et celui qui le dit»

Je raconte pour dire la vérité, le temps qui passe et le plaisir d’être vivant, pour faire reculer la peur et apprivoiser la honte, pour faire jaillir l’élan, pour nommer la mort et célébrer la vie.

Le conte se dit. Il peut être Parole, et parfois aussi simples paroles. En principe, il ne s’écrit pas et ne s’illustre pas d’avantage.

Il est morceau de temps, espace pour le souffle, lieu de vie, paquet de chair. Il va comme le vent, habite pour un temps la bouche qui le sert, et s’en va chuchoter ailleurs. Il se déploie comme un drap, blanc et ouvert, et celui qui l’écoute peut voir apparaître dans le sillage des mots ses propres représentations.

Il y a donc autant de représentations qu’il y a d’humains qui entendent. Pour le dire encore autrement, chaque auditeur de conte devient metteur en scène de l’histoire.

Le Grand Livre du Conte est un épais recueil de pages blanches, où chacun voit apparaître son propre rêve reflété en miroir.

“Raconter, c’est mettre des mots sur les émotions qui secouent les humains.”

Depuis toujours l’homme raconte pour se rassurer, pour se rassembler avec les autres autour du feu qui réchauffe et éloigne les esprits de la nuit, autour des contes qui fondent sa culture et qui nomment les dieux. Raconter, c’est se relier à plus ancien que soi, se rappeler d’où l’on vient et découvrir dans les contes, les mythes et les légendes, des échos d’un temps toujours vivant. L’humain, en effet, reste le même depuis l’aube des temps dès lors qu’il s’agit de ses émotions : l’amour, le désir, la peur de perdre, l’angoisse du manque, la terreur des esprits, le vertige de la mort le saisissent avec la même puissance qu’aux temps où les dieux habitaient les montagnes et les forêts et où le sorcier régnait en maître sur des communautés archaïques.

Les découvertes scientifiques, le progrès de la médecine et le triomphe de la raison ont certainement changé le rapport de l’humain au monde, mais sont sans pouvoir sur ce qui l’émeut. Le sorcier moderne qu’est le psychanalyste ne se prive pas de le rappeler : si Freud, déjà, accorde aux contes la même importance que le rêve, Erich Fromm, avec d’autres, souligne leur langage commun, mais c’est Bruno Bettleheim qui permettra aux contes de faire leur grand retour avec la parution de son fameux « Psychanalyse des contes de fées ».

Raconter, c’est encore permettre une forme de communication qui fait défaut à notre époque. J’aime toujours ces débuts de conterie, où le conteur rassemble autour de sa parole des individus qui ne se connaissent pas, comme un berger des moutons égaillés, pour les emmener à sa suite dans un voyage humble, à la façon des nomades. J’aime, si la soirée a été belle et le voyage réussi, les regarder revenir, complices et mystérieusement amis.

Et c’est enfin refuser une parole écrite, toute faite, que l’on ressert à un public anonyme.

La parole conteuse se cherche à tâtons. Elle ne se trouve jamais. Ceux qui racontaient autrefois, les conteurs et conteuses des temps jadis, ne savaient ni lire ni écrire. Les mots qui leur venaient à la bouche étaient en patois : chez eux, nulle littérature savante, pas d’autre style que celui du lieu, des mots de foin et d’étable, et le rythme lent des saisons qui reviennent sans fin.

Le travail à réaliser pour retrouver cette oralité enfouie sous la dictature de la langue scolaire est difficile. Il faut du temps et un grand courage pour laisser venir les mots et se risquer à l’improvisation devant un public qui attend et espère. C’est une performance véritable qui offre à celui qui la tente une récompense de taille: une rencontre avec soi-même !

Ma première rencontre avec l’imaginaire

Quand j’étais petite, le conte était tombé en désuétude; mes parents ne m’en racontaient pas, préférant à ces histoires vieillottes et cousues de fil blanc, des récits, des histoires d’aventures, ou leurs propres histoires « de quand j’étais petit…»

Le premier souvenir que je garde de la rencontre avec l’imaginaire est cuisant.
J’avais 4 ans. Je m’étais âprement disputée avec un voisin du même âge qui habitait en face de chez moi.

L’enjeu de la querelle était de taille: il mesurait trois bons mètres. Il s’agissait de savoir à qui appartenait le sapin planté entre nos deux maisons, que les paysannes avaient recouvert de roses en papier crêpe pour la fête du village.

Compte tenu du statut respectif de nos deux pères -le sien avait beau être le syndic du village, le mien en était le pasteur-, je m’estimais en droit de m’approprier ledit sapin. Mon voisin contestait mes conclusions et une bagarre terrible s’ensuivit, au terme de laquelle, vaincu et les yeux remplis de sciure, il s’en retourna en reniflant chez sa mère.

Je rentrai chez moi, grisée par ma victoire et glorieuse d’avoir maintenu intact l’honneur de mon père. Je courus lui raconter la bagarre.

Sa réaction m’atterra: je fus grondée et sommée d’aller m’excuser sur le champ. Je me retrouvai dans la rue, sous les branches murmurantes du sapin, en face de la façade revêche de la maison du syndic. En moi se déchaînaient des émotions contradictoires: sentiment d’injustice face à la violence du décret paternel, conscience aiguë de sa toute-puissance sur moi, de l’obligation d’obéir, et rébellion immédiate de tout le corps. J’étais dans une impasse: trop petite pour le braver, mais dans le refus complet d’aller m’humilier devant un vaincu, alors que j’avais raison.

Je m’assis sous le sapin, fixant des yeux la maison de mon voisin.

Et la chose se fit d’elle-même: je me dédoublai.
C’est chose facile à cet âge.

Sans bouger de ma place, je traversai la rue, ouvris la porte d’entrée, reçus en plein visage l’odeur lourde et rance qui imprégnait le domicile du syndic, entrai à la cuisine où la mère, le dos tourné, lavait du linge dans un baquet, et lui demandai où était son fils. Elle me jeta un vague regard par dessus son épaule, et du menton, me montra la chambre.

J’ouvris la porte: il était couché sur son lit, en train de lire « Tintin au Congo ».
Depuis le seuil, je lui jetai les trois mots de la honte:
– Jean-Luc, je m’excuse.
Il leva la tête, baragouina un accusé de réception, mal à l’aise, et se replongea dans son livre. Je repartis en courant, dégringolai les escaliers de la ferme, et rejoignis mon arbre.
Je l’avais fait.

J’avais respecté mon père : je lui avais véritablement obéi. Et je m’étais respectée aussi. C’était bien.
Je jouai encore un peu vers le sapin, puis rentrai à la maison. Quand je me retrouvai face à mon père, je sentis immédiatement qu quelque chose n’allait pas. Il me demanda quatre fois de suite si oui ou non j’étais allé demander pardon.. Et chaque fois, candide et convaincue de ma bonne foi, je répondis par l’affirmative. Sa voix, sèche et froide claqua:
– Pendant tout ce temps, je t’ai observée depuis la fenêtre de mon bureau. Je t’ai vue. Tu mens.
Il m’apprit que cela s’appelait « mensonge » et que c’était inacceptable. La punition fut très lourde: pendant trois jours, on ne me parla plus. Je fus enfermée dans une absence de paroles, qui, au lieu de me « guérir », structura la coupure entre le réel et l’imaginaire, et m’emprisonna dans le rêve.

J’y découvris un lieu de secours, un refuge pour y lécher sa solitude. C’était un palais de justice pour les trop petits; un pays frémissant de sens pour les blessés du non-sens; un monde vaste en tout point pareil au monde réel, sauf qu’on y marche sans fatigue, et qu’on y rêve sans dormir.
J’y étais bien, si bien qu’il me fallut un long travail, une fois adulte, pour rejoindre l’amère fadeur de la réalité.

Jamais je n’oublierai cette expérience.

Elle m’a convaincue de la puissance de l’imaginaire, de sa richesse, mais aussi de ses dangers. C’est un beau pays, mais on y est seul, souvent. Et il faut pouvoir en ressortir.
C’est ce double enjeu que je trouve passionnant dans le travail du conte: aller à la rencontre de ses noyaux d’enfance – véritables coffres à trésors enfermés à double tour dans des caves sombres-, et c’est parfois une véritable aventure que cette quête de soi…

Puis ressortir et raconter à d’autres un conte bien plus vieux que moi, auquel j’aurai ajouté des détails, des ambiances, des odeurs qui me viennent de mon coffre à trésors d’enfance…