Annoncer un décès en classe : De l’expérience du terrain à l’élaboration d’un protocole d’annonce

(Cet article est une introduction à une contribution plus détaillée, écrite conjointement avec Carol Gachet (1), à paraître prochainement dans l’ouvrage collectif sur le deuil à l’école)

Avant de devenir formatrice d’adultes et thanatologue, j’ai enseigné pendant plus de 25 ans dans divers établissements secondaires.Comme tout/e enseignant/e, j’ai été confrontée à plusieurs décès, accidentels ou non, élèves, parents d’élèves, collègues.

Chaque fois je me posais les mêmes questions: fallait-il parler de ce décès en classe ? Si oui, comment ? Quels écueils éviter ? Comment faire pour ne pas susciter de l’émotion, de la peur, des questions embarrassantes chez les élèves ? Et les émotions des enseignants ? Comment faire le tri entre leurs histoires personnelles réactivées par l’événement et l’événement lui-même ? Comment gérer les questions délicates de la pluri-culturalité, de l’intimité des familles ? Etait-ce aux enseignants de traiter ce problème existentiel ? Le plus simple consistait en fin de compte à ne rien dire, à faire le dos rond et à attendre que ça passe.

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Mais un jour, le bruit court dans mon établissement qu’un père d’élèves serait mort à l’étranger dans un terrible accident d’avion. Trois jours plus tard, la rumeur est confirmée. Les orphelinsne manquent pas l’école un seul jour. Autour d’eux, la gêne est palpable. Personne ne sait que dire, enseignants, camarades. Un mutisme désolé s’installe. Comment lever cette chape de silence qui paralyse tout le monde, autoriser la parole et remettre en mouvement la vie de la classe? Avec l’infirmière scolaire et l’accord du directeur, nous jetons les bases d’un « temps de parole » pour les classes concernées : lettre aux parents, outils inspirés du debriefing, répartition des rôles, disposition de la classe.

Cette première expérience, suivie de beaucoup d’autres, m’a poussée à entreprendre des études universitaires pour légitimer mes interventions, pour questionner la relation ambiguë que notre société entretient avec la mort. J’ai ensuite pu développer des outils d’intervention pour les institutions impactées par la mort (protocole, matériel pédagogique), proposer des formations pour les professionnels touchés (2), me plonger dans le monde complexe de l’enfant pour mieux comprendre ses besoins et la nature de ses peurs, et établir des passerelles avec les professionnels de terrain, en particulier les psychologues et les cellules de crises.

Aujourd’hui, des outils et un dispositif éprouvé existent (3). A disposition des institutions, ils permettent d’anticiper l’événement pour agir de façon adéquate au moment venu. Ils articulent quatre moments distincts, de l’annonce au temps de parole, avec pour objectifs spécifiques de structurer le temps, d’organiser les actions à mener et de préciser les compétences des divers partenaires en présence.

Ce protocole soulève parfois des réticences :

  • Evoquer la mort pourrait magiquement la faire survenir. Mieux vaut attendre que « ça » arrive pour réagir.
  • Le mot même de « protocole » hérisse : on y voit une mainmise, une rigidité incompatible avec la complexité de situations diverses et la légitimité de chacun à se positionner selon ses valeurs propres.
  • La mort s’« intimise » de plus en plus : l’annonce du décès individuel (le faire part de décès) a tendance à disparaître, les cérémonies dans l’intimité se multiplient, le mode de sépulture change. Dans un tel contexte, l’annonce institutionnelle peut être considérée comme une violence. Pour certains, l’annonce doit être soumise à l’autorisation de la famille touchée.
  • D’autres sont agacés devant ce qui apparaît comme une dramatisation: n’en fait-on pas trop ?

Réticences révélatrices d’une société où la mort quitte le monde communautaire pour devenir toujours plus une affaire privée, où les repères de sens font défaut, où l’éclatement des familles rend difficile l’organisation des obsèques, où l’émotion tient souvent lieu de réflexion. La peur de la mort, le silence dans lequel on croit devoir l’enfermer, ne fait qu’augmenter l’angoisse qu’elle suscite. Et si, à ne plus lui en donner, on lui donnait toute la place ?

La proposition d’un dispositif d’annonce institutionnelle questionne la relation de l’individu à l’institution à laquelle il appartient : jusqu’à quel point l’institution doit-elle se faire l’écho dela privatisation de la mort ?

L’objectif principal de ce dispositif est de contenir l’événement dramatique, de renforcer les « parois » de l’institution en respectant les compétences spécifiques de ses constituants, pour les protéger de l’effet d’annonce. On évite ce faisant que l’événement ne s’ensauvage, soulevant dans son sillage confusions, réactions personnelles, replis, rumeurs infondées, initiatives individuelles, dramatisation et divisions internes. Tout ceci affaiblit la cohésion d’un établissement, morcelle l’équipe et met à mal le sentiment d’appartenance et de sécurité, tant pour les élèves que pour les enseignants

 

 

Bibliographie

  • HANUS, M., (2007), « Les deuils dans la vie. Deuil et séparation chez l’adulte et l’enfant », Paris, Maloine, 3e édition, 331 pages.
  • HANUS, M., (2008), « La mort, le deuil, le suicide à l’école », Paris, L’Esprit du temps, « Etudes sur la mort, No 131 », 169 pages.
  • METREAUX, J.-C., (2004), « Deuils collectifs et création sociale », Paris, La Dispute, 316 pages.
  • NATHAN, T., (1995), « Rituels de deuil, travail du deuil », Paris, La pensée sauvage, « Bibliothèque d’ethnopsychiatrie », 269 pages.

 

  1. Carol Gachet, psychologue d’urgence, a conçu et implémenté le GRAFIC (Groupe ressource d’accompagnement et de formation en cas d’incidents critiques), jusqu’en 2007
  2. Qui figurent dans le catalogue de formation continue de la HEPL (PE030 et 031)
  3. Sans compter la formation GRAFIC proposée aux cellules de crise des établissements scolaires

Article paru dans la revue Prismes (HEPLausanne) en juillet 2015-07-28

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