Marche de Pâques

Interview

On la décrit comme une des spécialistes suisses romandes des questions de société en lien avec la mort et les rites. Conteuse et thanatologue, Alix Noble Burnand n’a rien d’une intellectuelle de salon. Les rites dont elle prône la survivance, elle les met en pratique. Ce jeudi, comme chaque année depuis sept ans, elle entame avec une accompagnatrice de montagne sa traditionnelle «Marche vers Pâques», trois jours de pèlerinage accompagné à travers le Jura avec pour thématique «Comment laisser derrière soi ce qui n’a plus lieu d’être». Un voyage intérieur dans la nature qui culminera par une veillée de contes en musique à l’abbatiale de Romainmôtier, intitulée «Alix raconte Pâques».

Alix Noble Burnand, la fête de Pâques a-t-elle encore un sens aujourd’hui?

Oui, un sens extrêmement important, d’autant plus à l’heure actuelle où la religion n’a pas bonne presse, notamment en raison de la primauté de l’individualisme. L’individu se sent à l’étroit dans les croyances traditionnelles. Son besoin d’autonomie s’accorde mal à un espace de liturgie dans laquelle il ne trouve pas sa place, au sein d’une structure codifiée qu’il ne peut pas choisir. C’est peut-être une des raisons qui font que les gens désertent les églises et que, dans une tendance inverse, les mouvements confessants montent en puissance.

Si l’on n’est pas chrétien pratiquant, quelles valeurs Pâques a-t-il donc en 2015?

Les rites autour de Pâques possèdent une richesse culturelle extraordinaire, c’est un patrimoine digne de respect et d’intérêt. Le christianisme, comme toute structure religieuse historique, a mis des siècles à se constituer et utilise des formes symboliques très importantes.

C’est-à-dire?

L’histoire du Crucifié, ce héros innocent victime, on peut le comprendre comme symbole de la foi chrétienne mais aussi comme symbole universel. La mise à mort de l’innocent apparaît en effet dans de nombreuses cultures : son sacrifice dégage les autres de leur culpabilité et évite leur condamnation. Verser le sang del’un pour racheter la vie de tous les autres et dégager legroupe du sentiment de culpabilité inhérent à toute existence. Avec Pâques, on a à notre disposition un rite, une histoire racontée et une pratique qui se dressent sur ce symbole universel de la graine enfouie dans le sol qui meurt pour laisser place au germe et donner naissance à l’épi. Cette histoire, c’est la nôtre, elle fait partie de notre culture.

Comment passer du symbole à la réalité?

Je pourrais citer l’exemple du pèlerinage de trois jours que nous organisons de Bière à Romainmôtier. Nous y posons la question de ce qui est terminé, de ce qu’on peut laisser derrière soi. En guise de fil rouge, j’utilise l’histoire de Pâques. Je développe la thématique du deuil à l’image de la passion du Christ : le vendredi est le jour du choc de la mort, de la violence, de l’absurde, de l’agitation; le samedi, celui de la stupeur, du silence, de la pétrification et de l’hébétude; enfin, le dimanche de Pâques, celui du courage de vivre qui revient, de la lumière qui luit au bout du tunnel. Le dimanche matin, à l’aube, un grand feu devant l’abbaye éclaire la nuit et les participants y brûlent un morceau de bois, symbole de ce qu’ils laissent derrière eux.

D’où vient le caractère essentiel des rites selon vous?

L’homme est un animal rituel. On a tendance à dire que Pâques, Noël, la Toussaint ne sont que des fêtes commerciales, mais si c’était le cas, elles auraientprobablement disparu depuis bien longtemps. Ces fêtes reposent sur un besoin qui, s’il n’est plus religieux, a trait aux rites traditionnels, saisonniers: on a besoin de marquer, ensemble, le temps qui passe. Le rite a du sens car il est structuré, organisé. On l’accomplit tous ensemble, en communauté. L’homme n’a d’ailleurs pas besoin de toujours comprendre sa valeur symbolique pour l’accomplir. Le rite, précisément, on le fait. Sa valeur réside dans le fait que c’est un acte posé sur une histoire qu’on raconte: quand c’est fait, c’est fait! Un rite a un aspect définitif. C’est un peu comme un seuil entre deux portes: le rite ferme la porte sur ce qui est fini. On peut ensuite ouvrir la suivante. Ainsi, par exemple, certains deuils bloqués peuvent s’expliquer par des rites qui n’ont pas pu être accomplis. Parfois parpeur de la mort.

Pourquoi cette peur de la mort?

Dit rapidement, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, on avait vu trop de morts, partout. On a éprouvé le besoin sain de fermer la porte sur la mort, etde se tourner vers autre chose. Sans parler des progrès de la médecine qui ont, dès la moitié du 19e siècle, fait du corps un objet de soins qu’on traite à l’hôpital. Les morts ont donc disparu physiquement des maisons. Enfin, l’éclatement de la famille traditionnelle a fait que des coutumes comme les veillées se sont perdues. La mort a disparu de la scène publique. Du coup elle est devenue terrifiante, et interdite de parole. Aujourd’hui où 90% des corps sont incinérés, même le corps mort disparaît. C’est comme si la mort elle-même s’évanouissait. Ce qui fait le lit d’une angoisse extrêmement forte, puisque ce que l’on ne voit pas, on l’imagine. La mort, aujourd’hui, n’est plus qu’imaginaire. D’autre part, avec l’émergence de l’individualité, notre culture a tendance à se priver de l’expérience de la communauté et des rites. Aujourd’hui, la mort n’est pas seulement taboue, elle est également intimisée, individualisée.

Vous préconisez donc un retour de l’usage des rites? 

Oui, et je pense qu’il faut intégrer les enfants aux rites et les faire participer aux enterrements de leur proche. Je vais même plus loin. Je pense qu’il n’est pas néfaste d’aller voir le mort avec eux, lui parler, le toucher, voire l’embrasser. Trop souvent, on laisse aux enfants de décider s’ils souhaitent voir le défunt, pourtant c’est aux parents de le faire. Si l’on prend des précautions préalables, qu’on leur explique ce à quoi ils vont assister, sans leur mentir, ce peut même être un moment d’une grande intensité. Voir un mort, c’est dur, mais c’est une expérience de vie qui nous fait comprendre physiquement ce qu’est la mort et du coup ce que signifie être vivant. Dans le même ordre d’idées, je préconise d’employer un langage concret avec les enfants. Les métaphores telles que «il dort», «il est parti au ciel» sont une source d’angoisses pour eux.

La mort racontée aux enfants sans fard

Alix Noble Burnand a d’abord été enseignante secondaire avant d’entamer sa carrière de conteuse, de thanatologue et de formatrice d’adultes. Détentrice d’un certificat d’études sur le deuil et d’un master en soins palliatifs et thanatologie, elle s’intéresse aux questions de la mort depuis plus de trente ans. Aujourd’hui chargée de cours auprès des hautes écoles de Suisse
romande, elle propose des outils, élabore et teste des dispositifs d’intervention lors de décès, en classe, en crèche, en entreprise mais également lors de suivis individuels. Auteur de conférences et de spectacles, elle a édité une quinzaine de CD de contes et un ouvrage sur le deuil, intitulé «La mort tout conte fait». «Au secours! Mon enfant me pose des questions sur la mort et je ne sais pas comment répondre. Les questions des enfants et les peurs des adultes» est sa dernière publication. Elle y partage des outils pratiques et concrets pour aider les adultes à donner des réponses adaptées aux enfants, en dressant la liste des questions fréquemment posées et en proposant pour chacune des pistes et des réponses adaptées à la compréhension du jeune enfant.

Interview parue dans le journal La Côte (Pâques 2015)

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